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article « Retour à Paul Valéry » dans le recueil Paul Valéry et les écrivains

L’article « Retour à Paul Valéry » a paru dans l’anthologie Paul Valéry et les écrivains (Éditions Fata Morgana). En même temps, un essai plus élaboré sur le même thème (le poète et son rapport aux mathématiques) a paru en anglais dans l’Antioch Review (automne 2018, volume 76, n°4): « Vulnerable Paul Valéry Between Poetry and Mathematics. » Voici un passage du texte français publié dans le recueil:

« En acceptant votre invitation et en songeant aux poètes français qui m’ont marqué, le nom de Paul Valéry ne m’est pourtant pas venu spontanément à l’esprit. Je ne le comptais pas, ou plus, depuis longtemps, parmi mes « préférences », comme disait Julien Gracq. J’aurais beaucoup plus volontiers mentionné des poètes que j’ai traduits – et souvent beaucoup traduits –, comme Philippe Jaccottet, Pierre-Albert Jourdan, Pierre Chappuis, José-Flore Tappy ou Georges Perros, qui est d’ailleurs l’auteur d’un poème mémorable sur Paul Valéry, qui a souvent parlé de lui dans Les Papiers collés et qui partageait avec lui le goût de l’aphorisme ; ou encore Yves Bonnefoy, que j’ai peu traduit mais sur lequel j’ai beaucoup écrit. En soulevant le nom d’Yves Bonnefoy, je ne pense pas aux difficultés que celui-ci a eues pour adhérer pleinement à l’œuvre de Valéry, mais plutôt à la mathématique : avant d’étudier l’histoire de l’art et de devenir poète, Yves Bonnefoy a en effet étudié les mathématiques pour lesquelles Valéry a lui aussi manifesté un très grand intérêt. Et je vais maintenant vous avouer que j’ai moi aussi fait des études de mathématiques et non de littérature. . .

« Jusqu’à l’âge de 23 ans, âge où j’ai quitté les États-Unis pour vivre en Europe, l’étudiant que j’étais se trouvait un peu dans l’état d’esprit de Jacques Roubaud, autre poète français mathématicien. Dans l’un des volumes de ses mémoires, qui s’intitule Mathématique : – et le double point de son titre a une résonance particulière en moi –, il dit n’avoir pas pu supporter d’assister à des cours de littérature ou de poésie quand il était à la fac, parce que la poésie lui tenait beaucoup trop à cœur. Il a donc étudié les mathématiques. La poésie, c’était sa passion secrète, et la poésie était également ma passion secrète lors de mes études de mathématiques.

« L’invitation à ces Journées me ramène ainsi quarante-cinq ans en arrière, au temps de mes études en mathématiques aux États-Unis mais aussi au moment où j’ai découvert (un peu) Paul Valéry. Songeant à cette époque et en préparant ma venue ici à Sète, je suis allé dans le fin fond de ma bibliothèque, dans mon bureau, à Angers. Les livres y sont classés par ordre alphabétique et la lettre V se trouve dans un recoin un peu obscur. Mais j’ai réussi à retrouver là le premier livre qui m’avait mis en relation avec l’œuvre de Valéry –précisément, pendant les années de mes études de mathématiques. C’est un recueil des principaux essais de Valéry, en traduction anglaise et avec une préface de T. S. Eliot, lequel était à l’époque mon modèle poétique et intellectuel et dont l’œuvre m’avait beaucoup nourri dès l’adolescence. Le fait qu’Eliot ait parlé de Valéry suffisait à éveiller mon attention et je me suis procuré ce recueil pour cette simple raison-là. Alors que j’étais encore secrètement un écrivain en devenir, tout en me penchant quotidiennement sur l’algèbre et la topologie (et Valéry aimait l’algèbre et la géométrie), je me suis rendu compte que j’étais fasciné par le questionnement commun à Eliot et à Valéry : la philosophie pouvait-elle être incorporée à la poésie ? « Comment l’irréel et l’intelligible se peuvent fondre et combiner selon la puissance des Muses ? », comme l’écrit Valéry lui-même dans « L’Âme et la danse ».

« Au fin fond de ma bibliothèque à Angers, je suis également retombé sur les Poésies de Paul Valéry, publiées chez Gallimard dans une édition datant du septembre 1976, quelque six mois avant mon arrivée en France. Dans les marges de ce livre de poche, j’ai revu avec un certain étonnement mes premiers essais de traduction d’un poète français – Valéry ! –, et ces tentatives étaient téméraires (il faut le dire !), puisque je ne savais pas vraiment le français. Toutefois, ces tentatives répondaient déjà à une nécessité pour moi, et que je ressens toujours très souvent, celle d’entrer au moins un peu dans un texte à coup de dictionnaires et de grammaires, sans passer immédiatement par les œuvres traduites du poète en question et donc par ma langue maternelle ; je cherche presque toujours, au début en tout cas, à approcher ainsi une écriture en langue étrangère. Au printemps 1977, avec en main ce livre de poche (l’un des premiers livres que j’ai achetés dès mon arrivée en France, toujours à cause de ce lien entre Valéry et Eliot), je ne voulais pas aborder le français de Valéry autrement, c’est-à-dire, en faisant appel exclusivement aux traductions existantes de son œuvre ; je voulais ressentir sa langue, cette langue étrangère, en la déchiffrant ; je voulais la vivre et la comprendre si possible comme une « langue en face », celle de l’Autre inconnu. En fait, le langage des mathématiques, par rapport à notre existence comme un corps dans le monde, se pose également comme une sorte de « langue en face ». Il me semble que Paul Valéry ait pu ressentir les langues —le grec, surtout le langage mathématique et même la sienne, le français — comme quelque chose en face de lui, comme quelque chose qu’il fallait approcher.

« D’où ce souci qu’a profondément ressenti Valéry, celui de percer les énigmes de ce drôle de décalage qui peut sembler, pour un écrivain, exister entre ses propres mots et lui, entre sa langue (maternelle) et lui – langue qui peut lui sembler, au moins par moments, à la fois en lui et en dehors de lui – et entre cette langue et le monde qu’elle est sensée refléter. D’où un deuxième souci de Valéry, celui d’examiner de près, de par la logique et non seulement de par les perceptions et les sentiments, le « contenu » de ce que nous imaginons. D’ailleurs, ce contenu est-ce réel, représente-il quelque chose qu’on pourrait qualifier de « réel » ou « signifiant »? Et que se passe-t-il, en nous, dans notre imagination, que nous faisons appel à une langue étrangère, une langue « autre » ?

« À l’instar de Valéry, j’éprouvais moi aussi ce besoin de chercher une langue « autre » pour réfléchir mieux, ou au moins différemment, à ce défi – formulé justement par Eliot et Valéry –, celui de la possibilité d’incorporer, dans la poésie, des problématiques philosophiques. Et comme Valéry, j’avais été fasciné, en étudiant les mathématiques, par le langage même des mathématiques, ce langage de la logique symbolique où les sentiments, les sensations et les perceptions – en d’autres termes, tout ce que nous n’arrivons pas aisément à saisir et à définir –, n’ont plus leur rôle à jouer dans le langage et laissent place à la logique pure, dépouillement qui « dégage » en quelque sorte plus clairement, au moins momentanément, le rapport entre une langue, certes purement logique, symbolique, et un problème de philosophie.

« Ces langues, mathématiques ou étrangères, semblent nous offrir une nouvelle façon d’appréhender le monde, nous semblent refléter le monde, ou est-ce « un » monde, un autre monde ? Et n’oublions pas, en réfléchissant à cela (comme le faisait souvent Valéry), que le langage mathématique et le monde mathématique, imaginaire, imaginé, « pur », est peut-être inventé hors de tout lien avec le monde réel, quotidien, que ce langage mathématique a néanmoins l’ambition de décrire rigoureusement. [. . .] »

 

 

Paul Valéry et les écrivains, Éditions Fata Morgana, 2018

Paul Valéry et les écrivains, Éditions Fata Morgana, 2018

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